Communion Hoc Corpus

Comme antienne de communion du Jeudi Saint, l’Église propose les paroles du Christ à la méditation des fidèles, ces paroles que le prêtre a prononcées quelques minutes plutôt au cours de la Consécration :

Hoc corpus, quod pro vobis tradetur :hic calix novi testamenti est in meo sanguine, dicit Dominus :hoc facite, quotiescumque sumitis, in meam commemorationem.

« Ceci est mon corps qui sera livré pour vous ;Ceci est le calice de la nouvelle alliance en mon sang, dit le Seigneur.Cela, faites-le, chaque fois que vous en prenez, en mémoire de moi ».

Dans la forme extraordinaire du rite romain, cette pièce grégorienne se chante au 5e dimanche de Carême, encore appelé 1er Dimanche de la Passion.

Le texte de cette antienne est tiré de la première lettre de St Paul aux Corinthiens, chapitre 11, versets 24 et 25. Ce texte de l’institution de l’Eucharistie vient s’ajouter aux récits des trois synoptiques : saint Matthieu XXVI, 26 – 28, saint Marc XIV, 22 – 24, et saint Luc XXII, 19, 20. Le texte de saint Paul, considéré habituellement comme le plus ancien, a été rédigé aux environs de l’an 55 à Ephèse. Comme Saint Paul l’indique lui-même dans le verset précédent les paroles de l’institution « Pour moi, en effet, j’ai reçu du Seigneur ce qu’aussi bien je vous ai transmis ». En ce qui concerne les synoptiques, la datation demeure encore très discutée. On peut raisonnablement la situer de façon traditionnelle avant 70.

Il est probable que les Apôtres n’ont pas mesuré toute la portée des paroles du Christ et la mission que le Seigneur allait leurs confier en ce Jeudi Saint, porte d’entrée du mystère pascal. L’Eglise n’était pas encore née. La lumière de la résurrection n’avait pas encore brillé sur le monde. Le Saint-Esprit n’avait pas illuminé le cœur des apôtres. Le mystère eucharistique trouve sa source dans le mystère pascal. Tout au long de ses trois années d’enseignement, le Seigneur a préparé les apôtres à ce don total pour sauver les hommes. A de nombreuses reprises, il leur a annoncé sa mort et sa résurrection. Mais de pauvres pêcheurs ne pouvaient mesurer l’ampleur du sacrifice du Fils de Dieu. Ce don d’amour au moyen duquel il resterait présent de façon réelle jusqu’à la fin des temps. Après la Transfiguration de Notre Seigneur, Pierre, Jacques et Jean s’interrogeaient sur ce que voulait dire « ressusciter d’entre les morts » (Mc IX, 10). Le Christ a dit et redit qu’il n’abandonnerait pas les hommes. « Depuis que, à la Pentecôte, l’Église, peuple de la Nouvelle Alliance, a commencé son pèlerinage vers la patrie céleste, le divin Sacrement a continué à marquer ses journées, les remplissant d’espérance confiante »[1].

Lors de la Cène, Jésus anticipe l’offrande libre de sa vie en appelant ses apôtres à perpétuer le mémorial de son sacrifice. Il institue le sacrement de l’Eucharistie, « sacrement de l’amour, signe de l’unité, lien de la charité, banquet pascal dans lequel le Christ est mangé, l’âme est comblée de grâce, et le gage de la gloire future nous est donné »[2]. Par ce sacrement, qui procède « selon un mode que le Logos est seul à connaître » (St Cyrille d’Alexandrie), Il permet à l’Église, son Épouse bien-aimée, nourrie ainsi de sa présence, de vivre et de poursuivre son œuvre. En instituant le sacrement de l’ordre, il établit des hommes comme prêtres de cette nouvelle Alliance qui auront pour mission de poursuivre son œuvre.

En parcourant les enseignements du Magistère de l’Église, des Pères de l’Église, des Saints, on rencontre des textes d’une grande beauté illustrant ce don du Fils de Dieu. Aussi, les quelques passages ci-dessous évoqueront ce sacrement de l’Eucharistie permettant de mieux saisir l’apport musical de la mélodie grégorienne.

Saint Augustin, dans ses Confessions (livre VII, 10, 16), fera dire à l’Eucharistie : « Je suis la nourriture des forts ; crois et tu me mangeras. Tu ne m’assimileras pas à toi, comme la nourriture de ta chair, c’est toi qui t’assimilera à moi ».

Au IVe siècle, Saint Ephrem le syrien utilise l’image de la braise tirée du prophète Isaïe (cf. 6, 6). Le chrétien touche et consomme la braise qui est le Christ lui-même : « Dans ton pain se cache l’Esprit qui ne peut être consommé ; dans ton vin se trouve le feu qui ne peut être bu. L’Esprit dans ton pain, le feu dans ton vin : voilà une merveille accueillie par nos lèvres. […] Au lieu du feu qui détruisit l’homme, nous avons mangé le feu dans le pain et nous avons été vivifiés » (Hymne De Fide 10, 8-10).

Parmi les théologiens du XIIIe siècle, une figure se détache tout particulièrement, celle de Saint Thomas d’Aquin. Dans la Tertia Pars de sa Somme théologique, il développe une véritable doctrine de l’Eucharistie. A la demande du pape Urbain IV, il écrit les textes, les hymnes de l’office de la Fête-Dieu. Lisons ou chantons le 5e verset de l’Hymne Pange lingua : « Il est grand, ce sacrement. Adorons-le, prosternés. Que s’effacent les anciens rites devant le culte nouveau ! Que la foi vienne suppléer aux faiblesses de nos sens ». Ou encore la séquence Lauda Sion de cette même fête, toujours écrite par l’Aquinate où il reprend une partie de la doctrine eucharistique développée dans la Somme. Pensons aussi à l’hymne Adoro Te.

De nombreux prodiges eucharistiques ont marqué la vie de l’Eglise. Le plus connu est sans doute celui de Lanciano, petite ville d’Italie à quelques kilomètres de la mer Adriatique. Ce miracle eut lieu au début du VIIesiècle. Un moine basilien, sage sur les choses du monde mais moins sur les choses de la foi, passait par un moment difficile dans sa perception de la présence réelle de Notre Seigneur Jésus-Christ dans l’Eucharistie. Il priait constamment pour le soulagement de ses doutes ; celui-ci effectivement doutait et se trouvait consumé par l’effroi de perdre un jour sa vocation. Son martyre était très pénible, de plus il souffrait quotidiennement de la routine dans l’accomplissement de son sacerdoce. La grâce Divine ne l’abandonna pas, car Dieu le Père, dans sa Miséricorde Infinie, le sortit des ténèbres avec la même grâce accordée à l’apôtre Saint-Thomas. Un matin, pendant la célébration de la Messe, sujet à une grande attaque de doutes, il commença la Consécration devant les habitants d’un village voisin. Soudainement après la Consécration du Pain et du Vin, ce qu’il vit sur l’autel le fit trembler des mains. Il resta dos aux fidèles, interdit, immobile, pendant un moment qui sembla aux paroissiens une éternité, puis, doucement il se tourna vers eux et leur dit : « O témoins heureux à qui le Dieu Béni, pour contredire mon incrédulité, a voulu se révéler Lui-même dans ce béni Sacrement et se rendre visible à nos yeux. Venez voir notre Dieu si près de nous. Voici la Chair et le Sang de Jésus-Christ, notre Bien-Aimé. » L’hostie s’était transformée en Chair et le Vin en Sang !

« Que fait Notre Seigneur dans le Saint Tabernacle ? Il nous attend ! » disait le Saint Curé d’Ars au début du XIXe siècle. Ou encore : « il n’y a rien de si grand que l’Eucharistie. Dieu ne peut se résoudre à nous laisser seuls sur la terre. Il descend sur nos autels où il nous attend nuit et jour. O mon Dieu que c’est dommage que nous ne soyons pas pénétrés de votre sainte Présence … ». Ou toujours du Saint Curé : « On n’a pas besoin de tant parler pour bien prier. On sait que le bon Dieu est là dans le tabernacle : on lui ouvre son cœur, on se complaît en sa sainte présence : c’est la meilleure des prières ». « Souvent le curé d’Ars faisait des pauses en disant son office et regardait le tabernacle avec des yeux où se peignait une joie si vive, qu’on aurait pu croire qu’il voyait Notre Seigneur » (C. Lassagne, Monnin II 580).

La Constitution Lumen Gentium du Concile Vatican II au numéro 11 rappelle que le sacrifice eucharistique est « source et sommet de toute la vie chrétienne ». Le Jeudi Saint 2003, le Bienheureux Jean-Paul II lui a consacré une lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia, sa dernière encyclique. S’appuyant sur l’enseignement constant de l’Église et du Magistère, Jean-Paul II souhaitait raviver au sein de l’Église l’admiration envers le sacrement de l’Eucharistie et souligner les ombres et les abus concernant sa célébration. « La dernière Cène est bien le fondement du contenu dogmatique de l’Eucharistie chrétienne, mais non celui de la ‘forme’ liturgique. Celle-ci, précisément, n’existe pas encore en tant que chrétienne. L’Église, dès lors que la séparation d’avec l’ensemble d’Israël était devenu inévitable, a dû trouver sa ‘forme’ propre, répondant à la signification de ce qui lui avait été confié »[3].

« Car la sainte Eucharistie contient tout le trésor spirituel de l’Église, c’est-à-dire le Christ Lui-même, Lui, notre Pâque, Lui, le pain vivant dont la chair vivifiée par l’Esprit Saint donne la Vie aux hommes, les invitant et les conduisant à offrir en union avec Lui, leur propre vie, leur travail, toute la création. On voit donc alors comment l’Eucharistie est bien la source et le somme de toute l’évangélisation. »[4]

Mais revenons à l’étude de la pièce grégorienne. C’est avec le 8e mode, que le compositeur met en musique les paroles de Notre Seigneur, mode à la fois ample et plein de certitude. La mélodie se cantonne principalement dans la quarte sol – do construite au dessus de la finale sol de ce 8e mode. En parcourant rapidement la pièce, on trouve quelques excursions sous la finale vers les notes fa et mi. Une seule fois, la mélodie dépasse la dominante du 8e mode, le do, sur le mot quotiescumque, sommet mélodique de la pièce. Deux phrases musicales composent cette pièce.

Dès le début de la pièce, le Seigneur nous parle avec fermeté, calme et sérénité. L’intonation de la pièce sur Hoc corpus, d’ambitus faible, une seconde au-dessus et une seconde au-dessous de la note sol, est mélodiquement simple et légère. Le podatus quassus (donc plutôt ferme dans l’exécution) de Hoc traduit magnifiquement l’assurance et la confiance du Seigneur lors de l’institution du sacrement de l’Eucharistie. C’est aussi une manifestation musicale de sa présence bien réelle dans l’Eucharistie. Il s’offre à nous sur les autels. Le porrectus flexus de la syllabe ‘cor’ de corpus reste très léger avec le celeriter qui l’accompagne. Chanter l’accent du mot avec vie et confiance, et le petit mélisme suivra sans lourdeur.

L’incise qui suit nous rappelle le pourquoi de l’offrande du Seigneur en ce Jeudi Saint, et lors de toutes les messes célébrées de par le monde ; C’est pour son peuple, pour nous, afin de nous racheter du péché. Deux podatus quassus sur chacune des syllabes du mot vobis font ressortir les destinataires du sacrifice du Fils de Dieu. Le sommet mélodique de l’incise se situe sur la première syllabe de tradetur. La mélodie nous y conduit progressivement depuis le début de l’incise par un léger crescendo tout en s’appuyant sur la note sol. La cadence de cette incise, légèrement amplifiée par la présence du torculus épisémé sur l’accent de tradetur, reste un peu en suspens, comme pour attendre l’incise suivante.

Communion Hoc Corpus

(Reproduction avec l’aimable autorisation de l’abbaye Saint Pierre de Solesmes)

Le premier membre de cette phrase concerne le Corps de Jésus-Christ, la seconde partie, son Sang qui est intimement lié au Corps. Il est tout à fait naturel que la mélodie traduise cette unité de l’humanité vivante, l’un ne va pas sans l’autre. Le deuxième membre de phrase gagne un peu de hauteur mélodique. Le passage hic calix répond au Hoc corpus de l’intonation par les mêmes notes dans un style légèrement plus simple. L’accent de calix est mis en relief par un torculus. Puis sur novi testamenti, la mélodie s’établit sur la note si, comme un récitatif. L’accent de testamenti est préparé par la note la de la syllabe précédente. La nouvelle Alliance remplace l’ancienne, le nouvel Adam vient sauver le monde après la chute du premier Adam, le Nouveau Testament vient accomplir les promesses de l’Ancien. Sur meo, il convient de chanter avec un crescendo bien affirmé. C’est le sang du Seigneur dont il est question. Enfin, cette première phrase musicale s’achève sur un dicit Dominus bien affirmé. C’est le Seigneur qui a institué l’Eucharistie et non les hommes. C’est le Christ, le maître de l’Eglise, les hommes n’en sont que les intendants. C’est Lui qui est le Sacrement et qui s’est livré pour nous. Tout cela est notre foi et se fonde sur la parole du Seigneur, il l’a dit.

La seconde phrase commence dans une atmosphère légèrement différente. La mélodie débute sur la note do, dominante du 8e mode. Le mouvement est assez enlevé. Il s’agit de l’ordre du Seigneur donné aux apôtres, et par la suite à tous les prêtres : Hoc faciteCela, faites-le. Il nous faut prier le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson ! Les prêtres sont indispensables pour le salut du peuple de Dieu. C’est par leur intermédiaire et par les sacrements qu’ils dispensent, que le Seigneur nous fait vivre. Ils agissent in persona Christi au moment de l’Eucharistie. Il nous faut accueillir cet ordre en même temps que l’invitation de Marie aux noces de Cana : « Faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2, 5). La mélodie s’envole alors sur quotiescumque, sommet mélodique de la pièce. A chaque messe, le Christ est présent sur l’autel, mystère de l’Eglise, mystère de la Foi. On mesure alors toute l’importance de la prière eucharistique, « centre et sommet de toute la célébration »[5]. « Par des invocations particulières, l’Eglise invoque la puissance de l’Esprit Saint, pour que les dons offerts par les hommes soient consacrés, c’est-à-dire deviennent le Corps et le Sang du Christ, et pour que la victime sans tache, que l’on reçoit dans la communion, contribue au salut de ceux qui vont y participer »[6]. L’Eglise doit poursuivre sa mission reçue du Christ jusqu’à la fin des temps. L’incise se conclut toujours à l’aigu sur sumitis dans une atmosphère assez aérienne. Une cadence en deuterus achève cette incise.

Dans la dernière incise de la pièce, on revient à la contemplation au moyen d’un récitatif qui se développe autour de la note la. L’accent de meam est légèrement orné. Commençant sur une virga pointée, il se poursuit en un mélisme très léger qui s’étend sur le mot commemorationem traduisant de façon musicale l’ordre de continuer cette mission en mémoire du Christ jusqu’à la fin des temps. Une magnifique finale conclut cette pièce. Elle rappelle un peu une finale de quatrième mode, qui ne finit pas. « Et voici que moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » selon la finale de l’évangile selon saint Matthieu, reprise des paroles du Seigneur.

« Mysterium fidei ! Si l’Eucharistie est un mystère de foi qui dépasse notre intelligence au point de nous obliger à l’abandon le plus pur à la parole de Dieu, nulle personne autant que Marie ne peut nous servir de soutien et de guide dans une telle démarche »[7]. Confions nos communions à Notre-Dame pour que notre vie soit tout entière un Magnificat !

A. P.

 


[1] Constitution Sacrosanctum Concilium  -n°47
[2] Bienheureux Jean-Paul II  -Lettre encyclique « Ecclesia de Eucharistie », n°1
[3] Cardinal Joseph Ratzinger  -La célébration de la Foi – Editions Téqui, page 41
[4] Concile Vatican II – Décret Presbyterorum ordinis, 5.
[5] Présentation générale du Missel Romain, n°48
[6] Présentation générale du Missel Romain, n°55
[7] Bienheureux Jean-Paul II  -Lettre encyclique « Ecclesia de Eucharistie », n°54